Je me souviens de ce moment, comme si je venais tout juste de le vivre. Cela fait pourtant plus de dix ans. Ce monsieur et sa femme me suivent dans une salle de consultation. Au bout de la laisse que la main de l’homme tient tendrement, son chien. Un vieux Caniche Royal noir, ou plutôt, poivre et sel. Sa petite barbiche blanche et ses yeux voilés trahissent son âge. Sa démarche aussi ; ses longues pattes semblent si fatiguées.
La porte se ferme derrière cet homme, cette femme, et leur meilleur ami. Je lève mes yeux vers eux et je remarque le visage de l’homme, aux traits tirés par la fatigue. Sa femme regarde un peu partout, sans trop sembler comprendre ce qu’elle fait là. Elle s’assoit sur la chaise qui se trouve dans le coin de la salle. Elle semble toute petite.
Nous discutons, je leur explique la procédure avec la plus grande des empathies.
L’homme garde la laisse attachée pour la dernière fois au collier de son compagnon, tout en ayant les yeux rivés sur lui.
À plusieurs reprises, je dois prendre une pause car l’homme retourne près de sa femme et lui répète doucement de rester assise.
Puis, vient le moment où il doit signer l’autorisation d’euthanasie, l’arrêt de la vie de son plus fidèle ami... Il lève sa tête, me regarde, et me dit "Est-ce possible de faire signer ma femme?" Une pause. Et il reprend "Ma femme est atteinte d’Alzheimer. Si c’est elle qui signe, je pourrai lui montrer, et lui rappeler qu’elle était présente. Sinon, je sais qu’elle hurlera sur moi tous les jours, tous les moments où je devrai lui répéter que notre chien nous a quitté. Vous savez, ma femme est une personne douce et aimante, ce n’est pas elle cette agressivité, c’est sa maladie..." Puis, ses yeux se redirigent vers son chien et il chuchote. "Comment je vais faire... Hein mon chien?" Une larme roule sur sa joue. Son chien est là, debout, il le regarde, tendrement. Comme s’il lui disait "Je sais que tu réussiras, tu réussis toujours. Ça va aller."
Mon coeur. Ma gorge. J’ai l’impression que ma voix s’est éteinte. J’ai la gorge tellement serrée. Je sens que les larmes remplissent mes yeux.
Lorsque l’homme et sa douce ont quitté, que je me suis trouvée seule, avec leur compagnon, assise au sol, j’ai mis ma main dans le poil de ce chien. Et j’ai pleuré. Cet homme m’avait profondément touchée. Son histoire m’avait transpercée. J’aurais voulu le prendre dans mes bras, lui dire que tout irait bien. J’avais envie de lui offrir du repos. Et par dessus tout, j’avais envie que son chien soit quelques années plus jeune.
...
On ne s’habitue jamais à ces moments. Même si on en vit à chaque semaine. Accompagner les gens pour le dernier moment de leur fidèle compagnon, c’est d’une grande tristesse mais aussi, et surtout, un grand honneur. Ça peut sembler fou à dire, mais oui, c’est un honneur que d’être cette personne qui offre à ces gens un moment doux, et à ces animaux un aller simple rempli de bienveillance.
La clinique vétérinaire, c’est pour la grande majorité des gens une simple bâtisse, un endroit où mettre les pieds quelques fois par année pour acheter de la nourriture ou répéter les vaccins de son animal.
Mais pour les gens qui y passent plus de 40 heures par semaine, c’est un lieu de multiples émotions, de toutes les intensités possibles. Ces gens partagent une parcelle de la vie intime de leurs clients. Des personnes parfois vulnérables. Qui doivent s’ouvrir à des étrangers. Qui doivent dire aurevoir. Pleurer. Qui doivent mettre la vie de leur animal entre les mains d'autrui et leur faire confiance. C’est immense cette relation "professionnel - client - patient". Ça ne dure que quelques minutes parfois. Mais ça nous habite, longtemps.
Merci à toutes ces personnes qui ont croisé ma route pendant mes années en clinique. Merci de m’avoir partagé vos histoires. Merci pour votre confiance. Vos histoires m’habitent, et certaines, même, m’ont transformée.
Comments